EPILOGUE

La pluie menaçait sur l’Alcázar et les gros nuages qui filaient en provenance de l’ouest paraissaient s’effilocher sur le chapiteau pointu de la Tour dorée. Assis sur un pilier de pierre de l’esplanade royale, je ramenai sur mes épaules le vieux manteau court du capitaine qui me servait de cape et je continuai à attendre sans perdre de vue les portes du palais d’où les sentinelles m’avaient éloigné à trois reprises. Il y avait très longtemps que j’étais là : depuis que le matin, somnolant devant la prison où nous avions passé la nuit – le capitaine dedans et moi dehors –, j’avais suivi la voiture dans laquelle les alguazils du lieutenant Saldana l’avaient conduit à l’Alcázar où on l’avait fait entrer par une petite porte. Je n’avais rien mangé depuis la veille au soir, quand Don Francisco de Quevedo, avant d’aller se coucher – il avait pansé une égratignure reçue durant l’échauffourée –, était passé par la prison pour prendre des nouvelles du capitaine et, me trouvant devant la porte, m’avait acheté un peu de pain et de viande fumée. Tel me semblait être mon sort : une bonne partie de ma vie auprès du capitaine Alatriste, je la passais à l’attendre quelque part quand il était en fâcheuse posture. Toujours le ventre creux et le cœur serré par l’inquiétude.

Une bruine froide commença à mouiller les dalles de l’esplanade royale, puis se transforma bientôt en une petite pluie qui voila de gris les édifices voisins, accentuant peu à peu leur reflet sur les dalles mouillées. Pour tuer le temps, je me mis à regarder ces contours se dessiner entre mes chaussures. J’y étais occupé quand j’entendis siffloter une petite musique qui me sembla familière, une espèce de tiruli-ta-ta. Un instant plus tard, parmi ces reflets gris et ocre, apparut une tache sombre, immobile. Et quand je levai les yeux, je vis devant moi, avec sa cape et son chapeau, la silhouette noire aisément reconnaissable de Gualterio Malatesta.

Ma première réaction quand je vis qu’il s’agissait de ma vieille connaissance de la Porte des Ames fut de prendre mes jambes à mon cou. Mais je me ravisai. La surprise fut telle que, muet comme une carpe, je restai où j’étais, paralysé, tandis que les yeux noirs et brillants de l’Italien me fixaient. Ensuite, quand je pus enfin réagir, deux idées contradictoires me traversèrent l’esprit. La première, fuir. La seconde, m’emparer de la dague que j’avais dissimulée dans mon dos, sous mon manteau, et tenter de l’enfoncer dans les tripes de notre ennemi. Mais quelque chose dans l’attitude de Malatesta m’empêcha de faire l’un et l’autre. Bien que sinistre et menaçant comme toujours, avec cette cape et ce chapeau noirs, son visage émacié aux joues creuses, marqué par la petite vérole et couturé de cicatrices, son attitude ne laissait présager aucun danger imminent. Et subitement, comme si quelqu’un avait brusquement éclairé son visage d’un coup de pinceau de peinture blanche, un sourire apparut.

— Tu attends quelqu’un ?

Je continuai à le regarder, assis sur mon pilier de pierre, sans lui répondre. Les gouttes de pluie, qui ruisselaient sur mon visage, restaient suspendues aux larges bords de son chapeau de feutre et dans les plis de sa cape.

— Je crois qu’il va bientôt sortir, dit le spadassin au bout d’un moment, de sa voix rauque et sourde, sans cesser de m’observer.

Je ne lui répondais toujours pas. Il se mit alors à regarder derrière moi, puis à droite et à gauche, avant de fixer les yeux sur la façade du palais.

— Moi aussi je l’attendais, ajouta-t-il, pensif. Pour d’autres raisons que les tiennes, naturellement.

Il semblait perdu dans ses pensées, presque amusé du tour que prenait l’affaire.

— Pour d’autres raisons, répéta-t-il.

Une voiture passa. Le cocher était enveloppé dans une cape de toile cirée. Je lançai un coup d’œil pour voir si je pouvais distinguer son passager. Ce n’était pas le capitaine. À côté de moi, l’Italien avait recommencé à m’observer, son funèbre sourire sur les lèvres.

— Ne te fais pas de souci. On m’a dit qu’il sortira sur ses pieds. Libre.

— Et comment le savez-vous ?

Joignant le geste à la parole, ma main glissa prudemment vers ma ceinture que recouvrait mon manteau court. L’Italien s’en aperçut. Son sourire s’élargit.

— Eh bien, dit-il lentement, moi aussi je l’attendais, comme toi. Pour lui faire un cadeau. Mais on vient de me dire que ce n’est plus nécessaire, pour le moment… L’affaire est ajournée sine die.

Je le regardais avec une méfiance si évidente que l’Italien se mit à rire. Un rire sourd et grinçant, cassé, comme du bois qui craque.

— Je vais m’en aller, petit. J’ai à faire. Mais je veux que tu me fasses une faveur. Un message pour le capitaine Alatriste… Tu n’y vois pas d’inconvénient ?

Je l’observais toujours, méfiant, sans dire un mot. Il recommença à regarder derrière moi, puis d’un côté et de l’autre, et il me sembla l’entendre soupirer très doucement, comme pour lui-même. Noir, immobile sous la pluie qui tombait de plus en plus fort, il avait l’air fatigué lui aussi. Peut-être les méchants se fatiguent-ils comme les cours loyaux, pensai-je un instant. Après tout, personne ne choisit son destin.

— Tu diras au capitaine, dit l’Italien, que Gualterio Malatesta n’oublie jamais les comptes en souffrance. Et que la vie est longue, jusqu’à ce qu’elle cesse de l’être… Dis-lui aussi que nous nous retrouverons et que ce jour-là, j’espère bien être plus habile et le tuer. Sans colère ni rancœur : calmement, avec tout l’espace nécessaire, avec le temps qu’il nous faudra. Il s’agit d’une question personnelle. Je dirais même professionnelle. Et entre gens de même métier, je suis sûr qu’il me comprendra parfaitement… Tu lui feras le message ? de nouveau, la blancheur de son sourire lui barra le visage, comme un éclair blanc. Je suis sûr que tu es un bon garçon.

Absorbé dans ses pensées, les yeux dans le vague, il regardait la place perdue dans la grisaille. Il fit le geste de s’en aller, s’arrêta encore.

— J’y pense, ajouta-t-il sans me regarder. L’autre jour, à la Porte des Ames, tu t’es très bien comporté. Ces deux coups de pistolet à bout portant… Pardieu, je suppose qu’Alatriste sait qu’il te doit la vie.

Il secoua les plis de sa cape pour en faire tomber l’eau, puis ses yeux noirs et durs comme du jais se posèrent enfin sur moi.

— Nous nous reverrons sans doute, dit-il en s’éloignant, puis il s’arrêta, se retourna à demi. Même si… Tu sais ce que je devrais faire ? En finir avec toi, tant que tu n’es encore qu’un enfant… Avant que tu ne deviennes un homme et que ce soit toi qui me tues.

Puis il tourna les talons, s’en alla, redevenant cette ombre qu’il n’avait cessé d’être. Et j’entendis son rire s’éloigner sous la pluie.

 

Fin du Tome 1